dimanche 15 mai 2011

The Tree of Life : Brad Pitt entre les lignes

Brad Pitt dans le film américain de Terrence Malick, "The Tree of Life".
Brad Pitt dans le film américain de Terrence Malick, "The Tree of Life".EUROPACORP DISTRIBUTION
Tout est remonté à la surface en un instant. Le temps d'une scène dans The Tree of Life (sur les écrans le 17 mai). Brad Pitt entre dans l'église Saint Martin's, dans le centre-ville d'Austin au Texas, en compagnie de sa femme et de leurs deux enfants. Il s'agenouille, écoute le sermon du prêtre puis, à la fin du service, allume un cierge après l'autre. Ses mâchoires sont serrées. Son regard concentré et exigeant. A l'image du père de famille qu'il incarne, un cadre supérieur dans l'Amérique prospère des années 1950, chef de famille autoritaire éduquant ses enfants dans l'amour du travail bien fait et le respect des lois du Seigneur. Pourtant, de ce regard émane une réelle détresse. Celle de devoir s'agenouiller encore, de se plier aux mêmes rites, de s'adresser à un ciel dont il a toujours plus de mal à déchiffrer les signes.
Brad Pitt a eu toutes les peines du monde à tourner cette scène. Difficulté qu'il s'est bien gardé de partager avec Terrence Malick, préférant gérer seul cette part cachée de son vécu. Il n'y avait aucun moyen d'y échapper tant le réalisateur desMoissons du ciel, sur le plateau de The Tree of Life, ne marquait plus de frontière entre le champ et le hors-champ. La majeure partie des scènes avec Brad Pitt a été tournée à Smithville, une petite ville en plein coeur du Texas. Terrence Malick estimait qu'avec ses rues arborées, ses maisons de style néoclassique et victorien laissant place à de vastes pelouses, cette bourgade évoquerait d'emblée l'Amérique des années 1950. Tout un quartier de la ville était bouclé durant le tournage.
"Nous étions en costume et pouvions évoluer à notre guise, et presque tourner quand nous le souhaitions, selon notre humeur, se souvient Brad Pitt. La contrepartie de cette liberté est que vous restez en permanence dans la peau de votre personnage."
La veille, l'acteur ignorait encore qu'il se rendrait à l'église. Comme souvent sur le plateau de The Tree of Life, Brad Pitt n'avait pas la moindre idée de ce qu'il accomplirait le lendemain. Il saisissait une seule chose. Le film pour lequel il avait signé, et dont il est le coproducteur, ancré au départ dans l'Amérique profonde, trouvait au fil des jours des ramifications inattendues, pour prendre une dimension cosmique, remontant à la création du monde. Cette ampleur l'a d'abord étonné, ensuite déstabilisé. Désormais, elle le ravit.
Chaque matin, Terrence Malick écrivait plusieurs pages sur le plateau. "Un véritable monologue intérieur, estime l'acteur, d'où il aurait été impossible de le déloger. On ne pouvait qu'observer et admirer la concentration. Il griffonnait des notes sur un papier, puis vous les tendait. Il s'agissait de notre feuille de route pourla journée. " Et l'une d'elles intimait à l'acteur de se rendre à l'église.
Brad Pitt a grandi à Springfield, dans le Missouri. "Une tranche d'Amérique, précise-t-il, où dominent la figure du père et le poids de la religion. Terry Malick a, lui, grandi au Texas, dans un environnement comparable, au milieu des mêmes pesanteurs. Ce qui a d'emblée créé un lien entre nous. Si l'on peut dire que The Tree of Life raconte en partie son enfance, il permet aussi à la mienne d'émerger."
La vedette de The Tree of Life est l'aîné d'une famille de trois enfants - il a un frère et une soeur. Le père est gérant d'une société de transports. La mère conseillère d'orientation. Les parents sont avant toute chose baptistes. Il faut passer par plusieurs rites de passage à l'âge adulte à Springfield. Maîtriser, par exemple, un pistolet à air comprimé pour plus tard manier, avec la dextérité nécessaire, un fusil à pompe. Dormir à la belle étoile pour la première fois. Rouler au volant de sa première voiture, une Buick Centurion 455 en l'occurrence. Pourtant, aucun de ces passages ne remplace le culte dominical.
LE FILS PRODIGUE
Brad Pitt occupait la même place à l'église. Une mauvaise place. Dans la ligne de mire du pasteur. Qui choisissait toujours un jeune fidèle pour chanter la prière finale. Le jeune homme suait à grosses gouttes de peur d'être choisi. "Je me disais : "Mon Dieu, surtout pas moi.""
De son enfance baptiste, il se souvient encore de cette parabole de l'Evangile, maintes fois répétée par son père. La parabole met en scène le fils aîné, qui suit les commandements de son père, et un cadet, le fils prodigue qui part à la découverte du monde avant de revenir, déçu, dans le giron familial. "J'ai été ce fils. On m'assurait que je finirais par creuser le sillon paternel. Je restais persuadé du contraire." Un jour, le futur acteur s'est décidé à lâcher son père. Il ne suivrait ni la religion des aînés ni aucune autre. Là, il s'est enfin senti plus libre. Et beaucoup plus seul. Mais lorsque Brad Pitt a quitté Springfield, il n'a, lui, "plus jamais regardé derrière lui".
Une fois au cours de sa carrière, il s'est senti capable d'aller au-delà du raisonnable pour obtenir un rôle. Robert Redford préparait, en 1991, l'adaptation de la nouvelle autobiographique de Norman MacleanLa Rivière du sixième jour. Maclean racontait comment, dans les années 1930, dans le Montana, une passion commune pour la pêche à la mouche le liait à son frère cadet et rebelle, et à leur père, un pasteur presbytérien. Brad Pitt tenait plus que tout au rôle du frère rebelle. Cette histoire aurait pu être la sienne. A sa manière, elle l'était. "Tout concordait. Une famille baignée dans la foi chrétienne. Et mon personnage qui suit son chemin tout en gardant des liens très étroits avec sa famille."
Pitt a souffert, devant Robert Redford, multipliant les auditions pour convaincre le metteur en scène. Le réalisateur avait perçu chez le jeune acteur les qualités nécessaires à ce rôle, soit une grande assurance et une fragilité intérieure, et se demandait s'il serait capable d'afficher cette dualité à l'écran. Redford tenait à ce que sa jeune recrue étale ses faiblesses sans sombrer dans des postures à laJames Dean. Dans chaque scène de Et au milieu coule une rivière, Brad Pitt déploie son charisme solaire avec une telle facilité qu'on comprend mal comment Redford a pu hésiter avant de le choisir. Aussi lumineux soit-il, Pitt semble sans cesse menacé d'une catastrophe. Il a beau tout avoir pour lui, le néant lui semble promis à chaque instant. Dans cet entre-deux se trouve déjà la marque d'un grand acteur.
Adolescent, Brad Pitt regardait les films dans un drivein, avec ses parents, assis sur le capot de la berline familiale, un verre de soda dans une main et une boîte de pop-corn dans l'autre, pour découvrir La Planète des singes, les films avec Clint Eastwood, ou Des gens comme les autres, de Robert Redford, dont le titre lui plaisait pour une raison évidente : il parlait des siens et les mettait en scène.
La Fièvre du samedi soir a eu l'effet d'une véritable bombe à retardement placée dans le cerveau du jeune homme, destinée à exploser un jour. Brad Pitt ne se montrait pas tant sensible aux numéros dansés et à la musique des Bee Geesqu'au personnage incarné par John Travolta, magasinier le jour, danseur la nuit, écrasé par le poids de la religion. Le trajet qui, dans le film, mène Travolta de Brooklyn à Manhattan, ce dernier montré comme un îlot où tout devient possible, à l'opposé de son étroit Brooklyn natal, plaisait à Pitt. C'était l'indication d'un chemin possible, qu'il lui faudrait un jour accomplir. "J'avais beau tout ignorer de l'univers dépeint par La Fièvre du samedi soir, il m'apparaissait comme vrai. Une autre chose m'avait frappé dans le film, à laquelle je n'avais jamais prêté attention : les familles se parlaient. Elles s'engueulaient, criaient, hurlaient, mais échangeaient, argumentaient. Ce n'est pas la tradition du sud du Midwest dont je suis issu."
UN GARS DU SUD
Quand il est parti à Los Angeles, Brad Pitt a empaqueté ses affaires en désordre et les a chargées dans le coffre de sa voiture. Revenu chez lui, fort de sa notoriété après son apparition dans Thelma & Louise, de Ridley Scott, qui lança sa carrière à l'âge déjà avancé de 28 ans, la future star a demandé à son père s'il pensait que son fils arriverait à quelque chose. La réponse, inévitablement courte, a fusé, en une unique syllabe : "Oui."
Parler avec Brad Pitt revient à se heurter à un mur de silence, d'évidence un héritage du laconisme paternel. Les phrases arrivent lentement chez l'acteur, d'une voix basse mais harmonieuse et envoûtante. Il faut sans cesse revenir à la charge auprès de l'acteur pour obtenir les informations nécessaires. Ce silence, ces mots extirpés comme des dents arrachées l'une après l'autre, s'explique en quelques mots. "Je suis un gars du Sud", insiste Brad Pitt. Dans ce Sud, on échange peu. On évite toute manifestation extérieure. Et l'on garde enfouis ses sentiments."Nous sommes coulés dans un moule différent de celui de Woody Allen. Nous ne parlons jamais de nos angoisses au grand jour. Nous évoluons sur un autre rythme. Chez nous, il faut lire les silences."
De ce point de vue, Brad Pitt se révèle l'acteur idéal pour Terrence Malick. Rétif aux dialogues, le réalisateur des Moissons du ciel demande toujours à ses acteurs de s'exprimer autrement qu'avec les mots. Malick filme Brad Pitt comme s'il était issu du cinéma muet. Au point qu'on imagine mal quel autre comédien aurait su gérer avec autant de maestria les nombreuses scènes de conflit de The Tree of Life. La manière dont la cellule familiale, père et enfants, mari et femme, se désagrège dans le film, désagrégation rendue comme une douleur sourde par Pitt, est remarquable. Elle ne passe jamais par les cris ou l'hystérie, mais devient l'amorce d'une fêlure rendue évidente par le seul regard de l'acteur.
Le temps et le succès aidant, Brad Pitt a su choisir les bons metteurs en scène, ceux capables de le mettre en valeur et pas forcément en avant. Ce n'est pas un hasard si le David Fincher de Benjamin Buttonet, surtout, Alejandro GonzalezIñarritu dans Babel filment Pitt la plupart du temps sans dialogues. Pas comme une icône. Davantage un acteur capable de se priver de mots.
La scène finale de Babel reste un modèle du genre. Brad Pitt tient le combiné d'une cabine téléphonique dans un hôpital au Maroc et appelle ses enfants aux Etats-Unis. Quand ces derniers décrochent, sa gorge se noue, et il semet à hurler. La caméra d'Iñarritu cache presque le visage de la star. On ne voit rien, pas un mot ne filtre. On comprend pourtant tout.

Brad Pitt lit peu, ou pas, et n'en fait pas mystère. Une fois seulement, il a lu et relu les pages d'un roman. En l'occurrence, la "Trilogie des confins", de Cormac McCarthy - soit De si jolis chevauxLe Grand Passage et Des villes dans la plaine. C'était à l'intention de la version audio de la saga de l'écrivain américain. La trilogie de McCarthy suit, à la fin des années 1940, la trajectoire de deux gamins qui, afin de poursuivre leurs rêves d'aventure et tourner le dos aux choix de l'Amérique moderne, quittent le Texas pour chevaucher vers le Mexique. Brad Pitt s'était plié à l'exercice de la lecture en raison de sa passion pour l'auteur de No Country for Old Men, le seul écrivain qui, à son sens, a su parlerdu Sud où il a grandi. Le seul qui demande au lecteur, selon Pitt, de comprendre le texte entre les lignes, comme si ce territoire échappait aux mots, même à ceux d'un romancier aussi brillant queMcCarthy.
Ecouter la lecture de Brad Pitt, dans la langue de Cormac McCarthy, opaque et complexe, même pour l'angliciste le plus averti, c'est prendre la mesure d'une des qualités premières du comédien. Pas seulement son visage iconique, qui rappelle ceux des stars hollywoodiennes de l'âge d'or. Mais aussi sa voix. Il peut littéralement vous réciter par coeur des passages entiers des romans de McCarthy et vous les faire aimer sans que vous les compreniez.
CE MONDE À VENIR
Brad Pitt préfère par-dessus tout le dénouement de De si jolis chevaux. JohnGrady Cole, l'un des deux protagonistes du roman, reprend sa monture. "Où est-ce qu'il est, ton pays ?", lui demande son acolyte, Lacey Rawlins"J'en sais rien, répond John Grady. Je ne sais pas où il est. Je ne sais pas ce qui arrive à un pays. " Cormac McCarthy ajoute alors : "(…) Le cavalier et le cheval passaient et leurs ombres allongées passaient l'une derrière l'autre jumelées comme l'ombre d'une seule créature. Passaient et s'enfonçaient pâlissantes dans la contrée toujours plus sombre, le monde à venir." (trad. Actes Sud) Brad Pitt le répète, encore et encore. C'est ce "monde à venir" qu'il a choisi en quittant le Missouri. Sans plus jamais regarder dans le rétroviseur.
A la fin de The Tree of Life, M. O'Brien, le personnage joué par Brad Pitt, revient à Smithville au bout d'un long voyage qui l'a amené à faire quasiment le tour du monde en passant, entre autres, par la Chine. Il sort les billets d'avion de sa mallette, les montre à ses deux fils, mime la trajectoire réalisée par le Boeing de la Pan Am, autant de preuves de la prouesse accomplie par ce cadre zélé. On ne peut imaginer acteur plus parfait que Brad Pitt pour incarner ce personnage. Le comédien idéal pour faire passer, en s'appuyant sur son vécu, et sur ses frustrations, cette nuance si subtile d'un individu corseté depuis si longtemps et soudain exposé à l'ivresse du voyage.
RÔLE DE COMPOSITION
L'avion a toujours possédé une dimension magique dans le cinéma de Terrence Malick. Il y a le planeur atterrissant au milieu des champs de blé des Moissons du ciel, dans ce Texas année 1916, rappelant aux protagonistes combien le paradis terrestre où ils évoluent prend toute sa dimension une fois relié au ciel. Il y a encore celui emprunté par Martin Sheen à la fin de La Balade sauvage quand, arrêté par les autorités, le jeune tueur monte, enthousiaste, à bord de l'engin, lui qui na jamais pris l'avion. Quand Brad Pitt a découvert, adolescent, La Balade sauvage, les yeux lui sont sortis de la tête. Il y a vu ce que d'autres n'ont pas forcément remarqué, "un film ancré dans le Midwest, capable de donner une ampleur à un monde étroit et fermé, et de montrer comment un pays suscite un comportement sociopathe". Brad Pitt s'est appuyé sur ce vécu étouffant pour composer le personnage de Chad Feldheimer, le préparateur physique imbécile de Burn After Reading des frères Coen (2008). Dans la galerie d'idiots mis en scène par les deux frères, Brad Pitt apparaît comme l'un des plus remarquables. D'autant plus impressionnant qu'il a lui même composé son personnage, sans rien demander aux Coen, pourtant experts dans la fabrique de crétins. Pitt a façonné sa coupe de cheveux en forme d'oeuf, choisi un cycliste moulant exagérément ses parties, adopté un phrasé vulgaire administré en mâchouillant en permanence, avec un sourire benêt."Lorsqu'Angie m'a vu, elle n'a pu s'empêcher de lâcher : "C'est bien la première fois que tu ne m'attires pas !"" "Angie", c'est Angelina Jolie, la compagne de l'acteur, effarée devant la métamorphose du père de leurs enfants : "Chad Feldheimer est l'emblème d'une Amérique qui se referme sur elle-même, et se montre incapable de regarder au-delà de ses frontières."
Le temps qui passe, et qui durcit toujours plus son visage d'icône, ravit Brad Pitt. Sans cette expérience, il n'aurait jamais eu d'enfants, demeurerait une image de papier glacé et chercherait à rester une vedette. Sans cela, il ne serait jamais parvenu à jouer dans The Tree of Life.

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